Ère énumère, énergumène

« L’ère du numérique. » Cette expression désigne le tout nouveau mode de fonctionnement de notre société dans son exercice de la liberté d’expression.
Les nouveaux médias, dits du numérique, ont grandement bouleversé nos rapports à l’information, au débat, à l’appartenance communautaire.
Nous nous informons, nous débattons, nous nous rassemblons, et nous nous ressemblons, sur des plateformes que l’on appelle les réseaux sociaux. Mise à bas des inégalités : chacun peut dire et exprimer, indépendamment de sa classe sociale, et même et surtout, de son identité.

Mais l’expression « l’ère du numérique » désigne autre chose, un autre bouleversement. Celui de l’expression numérique. C’est-à-dire de l’expression des choses en fonction de nombres.
En plus d’avoir numérisé nos modes d’expressions, nous avons numérisé ce dont on parle. Les évaluations, les compteurs de visites, les nombres d’abonnés. Cette numérisation transforme notre rapport à autrui.
Alors que les adjectifs sont soumis à l’interprétation, les nombres profitent d’une universalité écrasante, ce qui fait d’eux un candidat idéal pour mesurer et comparer toute chose. On mesure l’influence d’une personnalité à son impact sur le plus grand nombre, la qualité d’un restaurant à son nombre d’avis positifs.

Face à ces deux changements, chacun de nos actes de communication s’en retrouve affecté.
La méchanceté, ce rapport à l’autre que nous avons tous expérimenté, est lui aussi renouvelé à l’œil des numérisations.
Être méchant peut se faire par de nouveaux moyens : l’anonymat, l’affranchissement des frontières. Chacun, du fond de son canapé, peut insulter, moquer la personnalité de son choix.
Être méchant se fait aussi par des pratiques qualitativement différentes. Déprécier un hôtel, un restaurant sans en avoir la légitimité, c’est un acte qui n’est devenu possible que parce que la numérisation universalise chaque contribution. Le nombre compte, sans prendre en compte ce qu’il est en train de compter.

Pour cet entretien à la croisée des sciences, je reçois François Jost. Sémiologue, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle. François Jost a publié aux CNRS Éditions La méchanceté en actes à l’ère numérique.

Références

François Jost, La méchanceté en actes à l’ère numérique, CNRS Éditions, 2018

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